L’abbaye de St Avit Sénieur a des coupoles qui n’étaient pas prévues à l’origine comme telles. Les dômes existants sont d’une inventivité considérable et d’une grande importance historique, mais sont d’un style beaucoup plus tardif.
Il semble clair que l’abbaye ait été re-stylisée, rénovée par rapport à la structure initiale dans un style appelé Roman Byzantin, empêchant la continuation de l’œuvre et mettant fin à sa transformation.
Le Roman Byzantin, comme son nom l’indique, vient de l’Empire Byzantin, via St Marc à Venise.
Comment et pourquoi ceci n’est pas très clair, mais à l’époque, l’empire byzantin était le plus riche et le plus cultivé de la société européenne tandis que le reste de l’Europe se relevait juste des ruines causées par des siècles de destructions dues aux Vikings, Maghiars et Sarrasins.
Il semble que le style soit entré en France par le seuil de Narouze entre les Pyrénées et le Massif Central et se soit répandu en Aquitaine. Il est spécifique de cette région.
Ce style présente quelques traits particuliers. L’église est divisée en une série de travées carrées. Les côtés des travées ont des arcatures aveugles, c’est à dire, une suite d’arches sur colonnes contre le mur.
Au dessus des arcades, il y a quatre arches de chaque côté de la travée soutenant un cercle de pierre et une coupole. L’espace entre les arches et le cercle de pierre est un triangle incurvé appelé pendentif. Ceci semble provenir du Moyen Orient où une telle construction pouvait plus facilement être faite en brique.
La plupart des sciences et de la technologie du Moyen Age nous vient des Arabes et cela suggère aussi l’origine du dôme symbolisant le dôme des Cieux à la fois dans les édifices religieux des Musulmans et des Orthodoxes Grecs.
Il y a eu de nombreuses théories concernant les coupoles d’origine.
La théorie la plus convaincante est proposée par Pierre Dubourg-Noves dans un document présenté lors de la 137ième session du Congrès archéologique de France en 1979 où il insiste sur la preuve d’un incendie qui, suggère-t-il, aurait détruit les supports des dômes et mit fin à leur construction.
Ceci semble très plausible et explique pourquoi les arcatures sur l’extérieur de l’Abbaye auraient dû être arrêtées, car il est clair que les ouvertures dans les travées devaient correspondre aux arcatures aveugles externes puisque l’Abbaye a été transformée à partir de l’Est.
Image ci-contre:
Coupe à travers l'abbaye montrant la position des fenêtres par rapport aux baies.
Un feu aurait détruit la couverture du toit et les échafaudages, et interrompu les arrangements financiers nécessaires à la reconstruction de l’Abbaye.
Comme les travaux de l’abbaye dépendaient en partie des dons en argent des pèlerinages, ceci pourrait expliquer le retard dans la construction de la voûte, qui se fera de nombreuses années après, plus tard que la transformation prévue à l’origine.
L’hypothèse du feu n’est pas difficile à comprendre, étant donné que l’ouvrage se tenait sous un toit de bois –pas question de faire une voûte en maçonnerie où la pluie aurait pu endommager le ciment dans la pierre.
La construction nécessitait aussi un échafaudage en bois.
Le seul éclairage étant probablement des torches.
Sans aucun doute de grandes précautions étaient prises, mais n’empêche que la flamme du flambeau était risquée, quoique protégée.
Tout ceci, bien sûr, bien que convaincant, n’est que supposition, puisque l’Abbaye fut mise à sac en 1577 et que les archives ont disparu.
Photo ci-contre: les pierres rougies par l'incendie, on dit qu'elles sont rubéfiées
Il semble bien que le style Roman byzantine proposé ait été introduit sur une abbaye déjà existante.
Il y a des piliers sur les façades Nord et Sud, et, comme nous l’avons déjà dit, la position des ouvertures n’a que peu de rapport avec eux, et se justifie simplement à l’extérieur en relation avec une extension proposée des arcatures aveugles.
Les piliers font supposer que le bâtiment primitif avait 4 travées jusqu’à la nef, plutôt que les 2existant actuellement.
On n’est pas sûr du genre de toit et de voûte qu’il y ait eu, bien que la largeur de l’édifice laisse supposer un toit en bois plutôt qu’une voûte en pierre car la voûte aurait été une voûte en demi berceau qui aurait poussé les murs vers l’extérieur et il n’y a pas de trace des contreforts qui auraient résisté à la pression.
Les fenêtres par rapport à l'arcature aveugle proposé
Les reliques de Saint Avit lui-même furent transplantées dans l’abbaye en 1118, date confirmée par une inscription sculptée dans le mur, ce qui montre que la tentative pour modifier le style en roman byzantin a eu lieu avant cette date.
La dynastie des Anjou, qui donna son nom aux voûtes actuelles, débuta en 1130 par le mariage de la fille du roi d’Angleterre avec le Comte d’Anjou (donc Angevin).
Mais l’Aquitaine ne fit partie de ce royaume qu’après qu’Aliénor d’Aquitaine eut épousé leur fils Henri qui reçut l’Aquitaine par son mariage.
Il devint roi d’Angleterre en 1154 et l’Aquitaine fut ainsi annexe aux possessions Angevines qui s’étendaient des Pyrénées à l’Écosse.
Carte ci-contre: l'empire angevin
Les voûtes donc, sont probablement de la seconde moitié du 12ième siècle.
Ceci suppose qu’après l’incendie, si l’incendie il y eut, il restait suffisamment de toiture à l’abbaye pour permettre les pèlerinages (et donc les dons) avant que la communauté puisse bâtir les voûtes actuelles.
Mais comment expliquer une telle activité au 11ième siècle et, s’il y avait une communauté de moines autour de St Avit, comme je le crois, pouvaient ils soudain s’activer à transformer l’abbaye et transférer les reliques du Saint? Ils n’étaient pas les seuls.
Une citation célèbre du moine Raoul Glaber dans son Historia c.1003 raconte:-
“Alors que la 3ième année après l’an mille approchait, on put voir, presque sur toute la terre, mais surtout en Italie et en Gaule, une grande renaissance dans la construction des églises; chaque communauté chrétienne, animée par un esprit de rivalité, essayant de construire une église plus belle que les autres. C’était comme si le monde s’était secoué et se dépouillant de ses vieux vêtements, s’était rhabillé et revêtait partout ses robes blanches de cérémonie, ses robes d’église.”
Il semblait que le monde chrétien répondait avec soulagement au passage au Millénaire, alors que la plupart des gens attendait la fin du monde.
Ceci est vrai en partie, mais l’histoire est plus compliquée.
A la fin du 9ième siècle, l’Europe a été fragmentée en communautés locales, qui résultèrent des raids dévastateurs en provenance de 3 directions.
Ces attaques vinrent des Vikings au Nord et à l’Ouest, des Maghiars à l’Est, et les Sarrasins venus de l’Afrique du Nord.
Au 10ième siècle les Vikings occupèrent la Normandie en 911, pour ce qui est de la France et en 955 les Hongrois furent vaincus à la bataille de Lechfeld.
Les Sarrasins semblent avoir été plus pirates qu’envahisseurs.
L’Europe était capable de commencer à se redresser et se développer sur le plan social et technologique; de nombreuses inventions n’attendaient qu’à être exploitées et le climat était favorable.
Aux alentours de 950, le climat entrer dans une période appelée meilleur micro climat (petit climat optimum?) qui dura jusqu’au 13ième siècle.
Ceci alla de pair avec des développements de l’agriculture que permettait l’exploitation d’un temps plus clément.
Parmi les développements les plus importants, on note l’invention de l’assolement triennal (sur 3 parcelles) qui augmentait le rendement des récoltes d’un tiers.
L’invention du collier de cheval et l’utilisation de fers à cheval en métal, augmentèrent la somme de travail qui pouvait être accomplie en un jour, car un cheval peut tirer la même charge qu’un bœuf mais plus vite et plus longtemps.
Et ceci encouragea la développement de nouvelles terres cultivées, ce qui était également possible grâce au changement climatique, qui, dit-on, augmentait les rendements de 50%.
Puis ce fut le développement de la charrue lourde.
Le système de l’assolement améliora aussi l’alimentation, tant pour les chevaux que pour les hommes, en encourageant la culture de l’avoine, qui est la nourriture de choix pour les chevaux.
L'assolement améliora aussi l’alimentation de la population en introduisant les légumes à protéines.
Lynn White,dans son livre “La Société Médiévale et le Changement Social” note: “Au plein sens de l’expression populaire, le Moyen Age, à partir du 10ième siècle a eu la pêche. (“Full of beans” en Anglais).
Et puis vint le travail des métaux.
Le travail du bois de charpente et de la pierre dépend de la qualité des outils en fer disponibles et le métal était
principalement réservé aux outils. ( Bien que des entretoises en métal furent utilises à la Cathédrale de Soissons des 1170 ).
Alain Erlande-Brandenburg, dans son livre “Les Bâtisseurs des Cathédrales du Moyen Age”, dit “L’aspect du marteau spécifique au tailleur de pierre .... au 12ième siècle fut une révolution.”
Il parle aussi de la transition entre une architecture rustique où la pierre était taillée au marteau et une construction avec de la pierre dressée, avec des petits joints fins verticaux et horizontaux.
Illustration ci-dessus: d'une date beaucoup plus tard que St Avit, une illustration montrant un marteau de maçon, qui semble être en forme ciseau dans deux directions. Notez le tabouret simple maçon tailleur permettant aux maçons de se déplacer tout en restant assis.
Ce fut une véritable révolution qui eut lieu au début du 11ième siècle sur certains chantiers exceptionnels.
Ajoutons une dernière chose à tout cela.
C’est le développement du culte des saints et de pèlerinages.
On aurait dit que les moines étaient empreints d’une nouvelle énergie et pleins d’optimisme.
Les coupoles actuelles de l’abbaye ne se voient pas immédiatement mais elles existent et représentent une avancée considérable dans la construction médiévale.
Les coupoles sont en demi arc et à la jointure de chaque partie du dôme on peut voir une arête de voûte entre les nervures.
La finesse de cette invention, c’est qu’on puisse soutenir les nervures puis utiliser cela pour porter les poutres entre les supports, sur lesquels les pierres pouvaient être posées verticalement.
Les pierres s’intercaleraient sur les nervures et seraient cachés par elles.
Les dômes ne sont pas faits de cercles de pierre décroissants mais sont néanmoins des dômes, dépendant du fait qu’ils ne peuvent pas s’effondrer vers l’intérieur à cause de leur forme.
Le progrès technique et l’impressionnante réduction du support de la voûte nécessitent un support à partir du sol et même ça n’est pas nécessaire puisque les supports des nervures peuvent être fournis par des bois entre les colonnes au-dessus de nos têtes.
Et mieux encore, les coupoles pouvaient être posées par le haut comme on poserait un revêtement de pierres sur une colline.
L’abbaye de Saint Avit Sénieur peut donc être considérée comme une étape importante, bien que non reconnue, dans le développement de l’architecture gothique.
Tout ce travail, bien sûr, devait se faire en utilisant la technologie existante et le talent des bâtisseurs.
La nécessité première était de trouver quelqu’un qui prenne la responsabilité d’organiser et de coordonner les travaux. Architecte ou maître maçon.
Ceci devait être fait en suivant des instructions visuelles et orales puisque presque tout le monde était illettré.
En outre il (nous ne connaissons pas de femme architecte ou maître maçon) il emmenait probablement sa propre équipe avec laquelle
il travaillait car il ne pouvait pas travailler avec la main d’œuvre locale qu’il aurait eu du mal à comprendre. (Il était possible que quelqu’un de St Avit ne comprenne pas quelqu’un de
Lalinde).
La pierre devait être sélectionnée et taillée à une dimension choisie, puis transportée sur des chemins difficiles par des charrettes tirées probablement par des bœufs. Il semble peu probable que des tailles délicates de pierres aient été faites dans la carrière car on courait le risqué de les voir s’endommager ou de se fendre pendant le transport.
La seule exception possible eut été si la pierre avait été transportée par bateau ce qui réellement n’était pas possible à St Avit.
Néanmoins un équilibre fut trouvé pour éviter le transport des poids inutiles. La pierre était soigneusement découpée dans la carrière à une taille minime, évitant les risques dus au transport.
Le travail était également plus facile à coordonner et à contrôler sur le site même, plutôt qu’en plusieurs endroits différents.
Sur le site de l’édifice, la pierre devait être taillée et sculptée avec précision pour être insérée dans l’ensemble et les maçons devaient connaître le profil et la courbure, par exemple, des arêtes.
C’était le travail de l’architecte et du maître maçon, dont l’art (à part la connaissance de la qualité et des caractéristiques de la pierre) consistait à bien maîtriser la géométrie et être doué pour le trace des lignes, arcs, cercles, compas à pointe sèche, compas et carrés.
Il faisait circuler les informations qui étaient enregistrées visuellement. On se servait de gabarits pour le profil du morceau de pierre et de dessins pour la forme dans laquelle ils devaient être assemblés.
Il y a encore la marque, dans certaines cathédrales, du tracé au sol à partir duquel se faisaient les plans, grâce auxquels les bâtisseurs pouvaient vérifier la précision de leur travail.
Il est probable que ceci ait été utilisé à St Avit – une surface plane sur laquelle des formes grandeur nature auraient été dessinées, taillées en plâtre ou argile.
Peut-être ce travail se faisait-il dans le cloître puisque l’abbaye devait être encombrée par la pierre, le bois, les cordes et les artisans occupés à la construction. Le cloître était un endroit sur et au centre du travail. Peut-être avait-il été recouvert d’un toit temporairement.
L’ouvrage, à St Avit, est plus simple que pour les constructions postérieures, mais il devait être précis. La maçonnerie devait être hissée dans l’espace et placée avec précision.
Donc les nervures de voûte durent être installées et le furent, utilisant une géométrie simple de largeurs et hauteurs connues, des arcs de cercles avec un stylet pour graver 2 arcs pour définir le centre d’une ligne. Des baguettes devaient être placées aux intersections pour déterminer un angle droit, pour fixer, éventuellement, la position du centre du rayon de l’arc.
Mais il y a un élément du dessin qui mérite une attention particulière. C’est le relief de pierre taillée place au sommet du dôme et des arcs.
Une fois mis en place, le relief restera en toute sécurité supporté par les nervures de même manière que la clé de voûte d’une arcature est supportée par l’arcature , seulement en 3 dimensions.
Lever puis positionner la pierre devait inclure quelques dispositifs de levage ce qui impliquait de connaître les systèmes d’engrenages, les palans et les contrepoids, pour soulever un poids d’une telle masse.
En outre, la pierre devait être levée sur le côté entre les supports des nervures et bougée horizontalement pour être positionnée, puis abaissée avec précision sur le support des nervures.
Dans son livre “La Construction des Cathédrales Gothiques” John Fitchen montre le dessin de l’élévation de la clé de voûte et l’utilisation d’un treuil installé dans la structure du toit.
Un tel procédé de levage à St Avit impliquerait le levage du treuil, qui devait bien peser plus que la clé de voûte, et ce qui exigeait de le démonter et de le changer de place à chacune des 3 clés de voûte.
Ceci semble être un système peu rentable à St Avit, même s’il nous montre bien certains problèmes que cela représentait, particulièrement le positionnement de la clé de voûte précisément à la jonction des 4 nervures. Notons que St Avit en a huit.
En outre il n’y a pas de plate-forme de travail pour les maçons.
Deux illustrations extraites “Des Bâtisseurs de Cathédrales au Moyen-Age” montrent d’une part une grue avec contrepoids placée au sommet de la construction et d’autre part, une grue également montée à un haut niveau mais sur laquelle la puissance est fournie par un manège au niveau du sol.
Les deux grues auraient dû être démontées et installées plus haut au fur et à mesure de l’élévation de l’édifice ou bien auraient du être placées à une hauteur suffisante de telle façon que la construction s’y appuie.
Aucune de ces deux options ne semble entièrement convaincante mais les illustrations montrent que de tels mécanismes ont du être utilisés.
Un système de contrepoids ne semblerait pas logique s’il ne devait servir qu’à soulever le clé de voute puisqu’il faudrait alors soulever le poids équivalent pour jouer la rôle de contrepoids.
Mais cela semblerait sensé s’il était tout le temps utilisé pour soulever la pierre des nervures et des dômes. Le contrepoids pouvait aussi être utile car il soulageait le poids du bossage pendant qu’on le plaçait.
Ceci sont des hypothèses et nous ne sommes pas certains des méthodes employées.
Nous restons ainsi avec certains mystères non vraiment élucidés mais avec un sentiment d’admiration profonde pour le réel esprit d’invention, d’ingéniosité et de savoir faire.
Alain Erlande-Brandenburg Les batisseurs de Cathédrales du Moyen-Age
John Fitchen La construction des Cathédrales gothiques
Lynn White Jnr. La technologie médiéval et le changement social
Frances et Joseph Gies Cathédrale, Forge et Roue hydraulique
Graham Robb Découverte de la France
RHC Davies Histoire de l’Europe médiévale
Pierre Dubourg-Noves St Avit Sénieur
(Travail présenté au congrès archéologique de France-137ième session 1979)
Paul Fitte L’église et l’abbaye de St Avit Sénieur
Professeurs et étudiants Recherche entre 1998-2003
École d’Architecture de Glasgow
Et bien sûr, le net
Toute ma reconnaissance va à l’aide généreuse apportée par Jacques Capelle, membre des amis de St Avit Sénieur. Il m’a permis l'accès à l’Abbaye pendant sa restauration et a porté à ma connaissance les travaux de Pierre Dubourg-Noves et Paul Fitte.
Et à Mme Hélène Descudé qui a fait la traduction française.
Ian Pickering 2014